Dans La Couleuvre noire, présenté cette année à l’ACID au Festival de Cannes 2025, Aurélien Vernhes-Lermusiaux signe une œuvre rare, à la fois intime et sensorielle, enracinée dans les terres fragiles de Colombie. C’est un film où la matière première n’est pas un scénario, mais un lieu. Un désert. Celui de la Tatacoa, territoire aride, changeant et hanté, que le cinéaste a découvert par hasard, mais dont la mémoire géologique et les vibrations telluriques ont imposé l’histoire. Ciro, le personnage principal, revient au chevet de sa mère mourante, et se trouve confronté à ceux qu’il avait fuis, dans un paysage où les croyances, les silences et les corps prennent le pas sur les mots.
Le réalisateur l’assume : il préfère le ressenti à la compréhension. Tourné dans un espagnol qu’il ne parle pas lui-même, avec une majorité de non-professionnels, La Couleuvre noire trouve sa force dans l’épure. Les dialogues ont été progressivement effacés au montage pour laisser place aux gestes, aux regards, aux temporalités longues. C’est dans les plans étirés, les silences et les rythmes corporels que le spectateur est invité à recomposer lui-même le puzzle narratif. Une tristesse ne se dit pas ; elle s’éprouve. Une transmission ne s’explique pas ; elle se manifeste.
La trame du film, inventée mais inspirée d’un vécu personnel, évoque la transmission d’un don : celui que la mère de Ciro transmet malgré lui à son fils, dans une lignée où la magie et le soin circulent en silence. Le désert, ancien territoire luxuriant devenu zone sèche et touristique, incarne à la fois l’effondrement écologique et la perte des liens immatériels. Car dans cette région, comme dans bien d’autres coins de Colombie, on n’explique pas tout : on ressent. On cohabite avec les animaux, les morts, la mémoire. Et comme le dit le réalisateur, « un héritage immatériel peut être plus précieux qu’un bien matériel. »
Alexis, non-professionnel, incarne Ciro avec une mélancolie troublante. À ses côtés, Angela, comédienne reconnue en Colombie, et une foule d’habitants du désert : une petite fille du village, une grand-mère, des corps marqués par le territoire. Cette alliance entre acteurs formés et présences brutes permet un équilibre singulier. Le tournage, basé sur l’écoute et la sensation plutôt que sur la langue, a généré un espace de confiance rare. Et la caméra, souvent tenue à distance, favorise une immersion douce, respectueuse, presque chamanique.
La musique du groupe Tindersticks, déjà à l’œuvre sur Vers la bataille, accompagne ici les images avec subtilité. Elle ne souligne jamais l’émotion, mais glisse des nappes sonores, des frottements discrets, des contrepoints presque abstraits. La collaboration avec Stuart Staples se veut un dialogue artistique, affranchi des clichés exotiques. Elle ajoute une texture invisible à cette œuvre où chaque sensation compte.
