Coup de cœur pour « Mommy » de Dolan

 

C’est la première fois que Xavier Dolan concourt pour la Palme d’or. Cinquième long-métrage du jeune réalisateur, « Mommy » présenté en compétition semble faire l’unanimité sur la Croisette.

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L’histoire se base sur la relation houleuse entre une mère et un fils, un adolescent impulsif et violent atteint de TDAH – Trouble Déficit de l’Attention Hyperactivité. A l’aide de la voisine, Kyla, ils recherchent une forme d’équilibre et d’espoir.

Le film est bouleversant, en grande partie grâce au jeu des acteurs. L’adolescent interprété par Antoine-Olivier Pilon est une véritable révélation. Son personnage déstabilise aussi bien qu’il fascine. Face à lui, Anne Dorval incarne à merveille sa mère, fragile et imprévisible, au langage charretier. Suzanne Clément joue la troisième figure, celle de la voisine un peu mal dans sa peau, qui tente d’adoucir à la fois cette opposition et cette union. Xavier Dolan cherche à parler de sujet qu’il maîtrise, une des clés de son succès. Une histoire inspirée de la figure maternelle, avec une sorte de fascination.

La justesse de la réalisation permet aux spectateurs de s’immerger totalement dans la peau des personnages. L’interprétation et l’appropriation de l’histoire reste libre. L’histoire sombre transporte dans un univers de tensions et d’émotions, mélangeant scènes conflictuelles et de réconciliations. De plus, l’originalité réside dans le format de l’écran, une belle surprise. La bande son constitue un élément majeur de cette réussite aussi bien esthétique que technique. Lien entre les scènes, elle reflète très justement les émotions des personnages.

« Mommy » est donc promis à un beau succès samedi soir.

Camille Bour

Une expérience en langage des sourds

 

Depuis le grand succès de The Artist (Michel Hazanavicius) qui a ouvert à nouveau les portes au film muet, la question ne se pose de savoir si de nos jours, un film peut encore arriver à convaincre et à toucher ses spectateurs sans aucune parole. C’est tout à fait possible et The Tribe, réalisé par l’ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy, en est une preuve.

Sans doute, le premier long-métrage de Slaboshpytskiy a quelque chose en commun avec The Artist : il arrive à faire passer une histoire sans aucun mot, mais il y a quelque chose qui distingue les deux films essentiellement. Même si The Tribe raconte une histoire sans paroles, le film utilise quand même un langage – celui de la communauté sourde. C’est pourquoi, au début, ce film semble à ceux qui ne savent pas communiquer en langage de signes comme un film en langue étrangère auquel il manque une pièce essentielle – les sous-titres ! Pendant plus de deux heures, pas un seule geste est « traduit » pour l’audience. Une expérience osée. Et réussie !

La première frustration face à l’échec du décryptage de la langue des signes disparaît très vite et le spectateur est plongé dans l’histoire d’un jeune ukrainien sourd, s’appelant Sergey (Grigoriy Fesenko). Il vient d’arriver dans un internat spécial pour des adolescents sourds et muets. Son premier challenge consiste à s’intégrer dans le groupe qui dirige tout l’internat. Ce gang se révèle très vite comme étant régi par « la loi du plus fort ». Celui qui n’accepte pas les règles, est chicané et agressé. Pour se faire accepter, Sergey vole dans des trains et aide à braquer un homme dans la rue. Pour pouvoir dormir dans son lit – dans la chambre de trois membres du gang – il doit se battre seul contre quatre d’entre eux et, surtout, obéir et suivre les instructions du chef et de ses amis.

Après plusieurs épreuves, Sergey arrive à s’intégrer dans l’équipe et prends la place d’un jeune homme qui accompagne les deux filles du gang pendant ses tours dans le parking des camions, où elles offrent leur corps pour de l’argent à des conducteurs. Sergey commence après une des séances nocturnes une relation avec une des deux filles, la blonde Anna (Yana Novikova), et tombe amoureux d’elle. Mais sa relation avec Anna déstabilise sa position au sein du groupe. Puisque le jeune homme ne veut plus qu’Anna se prostitue, il rompt avec les règles du gang et se fait agresser de plus en plus violemment par ses membres. Quand Sergey détruit le faux passeport avec lequel Anna voulait partir d’Ukraine, le gang lui montre brutalement qu’il est allé trop loin. Mais le zénith de violence est encore à l’approche…

The Tribe n’est pas seulement un film pour la communauté sourde et muette. Il illustre un phénomène qui se présente dans plein de contextes différents. C’est l’histoire de quelques personnes, qui se sentent abandonnées et qui ont crée leur propre univers avec leur propres règles. C’est un film plein de fureur et plein d’émotion qui éclate dans l’interaction des acteurs principaux. Même si les dialogues restent tout le film en langage sourd – et pour cela partiellement incompréhensibles – c’est l’interaction des personnes qui constitue l’histoire.

C’est d’un côté, le jeu exceptionnel des acteurs qui arrive à faire comprendre leurs sentiments et leurs peurs à l’audience. Et de l’autre côté, le fait que le film laisse de l’espace pour une forme de dialogue qui se produit dans l’imaginaire du spectateur. Il n’y a pas des mots pour comprendre les intentions, les pensées ou les souhaits des caractères, et c’est peut-être pour cela que l’on devient encore plus sensible aux gestes, aux mimes et aux petits détails de la mise en scène. En ajoutant dans l’imaginaire ce que les caractères auraient dit s’ils avaient été capables de parler, le spectateur arrive à remplacer le langage qui manque encore au début. L’intensité des gestes et le jeu des acteurs comblent le manque des paroles ; le film capte l’attention jusqu’à la dernière de ses 130 minutes. Ce n’est pas pour rien qu’il a gagné le Grand prix de la Semaine de la Critique.

Pour plus d’information sur la Semaine de la Critique, cliquez ici.

Klara Fröhlich

La Master class de Sophia Loren : confidences, émotions et anecdotes

À peine débarqués à Cannes ce mercredi après-midi, quelques membres de l’équipe de Paris 8 sont allés écouter la masterclass de Sophia Loren. La grande actrice qui s’exprimait en français et en italien a répondue aux questions de la journaliste Danièle Heymann ; l’occasion de revenir sur ses premiers pas au cinéma sous le regard avisés des metteurs en scène Vittorio De Sica et Marcelo Mastroianni, ainsi que sur ses nombreuses visites au Festival de Cannes.

Avec une incroyable énergie, Sophia Loren distillait avec émotion de nombreuses confidences et anecdotes, allant même jusqu’à verser quelques larmes lorsqu’elle évoqua sa relation avec Mastroianni :

« On a fait plein de choses ensemble, vécus  plein d’expériences, durant de nombreuses années, durant de nombreux films ».

Mastroianni, De Sica et Sophia Loren
Mastroianni, De Sica et Sophia Loren

L’une des choses les plus surprenantes, c’est qu’avec l’importance de sa carrière — que ce soit les films dans lesquels elle a joué, les réalisateurs avec lesquels elle a travaillé ou les prix qu’elle a obtenus — elle ne semble pas assumer son statut d’actrice aussi prestigieuse du fait de son absence de formation. Elle a également évoqué tout ce que De Sica a fait pour elle et comment La Paysanne aux pieds nus a changé sa vie. Parmi les anecdotes, on apprend la raison de son absence à la cérémonie des Oscars : en cas de victoire, elle savait qu’elle allait s’évanouir et préférait le faire chez elle que dans la salle Kodak. Aussi, elle a avoué que pendant le tournage d’Arabesque  (Stanley Donen, 1966), elle n’a jamais vraiment su ce qui s’y passait, même lorsque le fil était prêt ; elle n’a jamais vraiment compris Arabesque.

« La vie est difficile, mais je suis contente d’avoir autant d’années. Tout possède son importance : les mois, les heures… tout. Je suis heureuse parce que je vis une vie que j’aime, avec une famille adorable. J’aime continuer parce que la vie est belle ».

Avec ces quelques mots, Sophia Loren, qui laissait entrevoir la femme de 80 ans plutôt que l’actrice, encourageait à vivre et à aimer, et ce malgré tout.

Lola Bernabeu

L’appétit du monde

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L’histoire de Wim Wenders et celle du Festival de Cannes sont intimement liées. Alors que l’on fête cette année les 30 ans de la Palme d’or attribuée à Paris, Texas, ce monument du cinéma de la fin du vingtième siècle, alors qu’y ont été présentés des films aussi importants que Les Ailes du désir (1987) ou The end of violence (1997), Wenders revient avec l’assurance de celui qui n’a plus rien à prouver. Dans la sélection « Un certain regard », Le sel de la terre est peut-être le plus beau film du festival 2014.

Quel choc immense que ce Sel de la terre. L’un des rares films à se voir présenté en séance unique, en présence de toute l’équipe (3h de queue pour accéder à la projection), le nouveau film de Wim Wenders est un « documentaire de création », comme Thierry Frémaux l’a présenté en ouverture. Un grand cinéaste filme un grand photographe, et en ressort une réflexion d’une rare acuité sur l’image, sur sa fonction de témoignage, mais aussi sur l’éthique et la mission du témoin. Le film raconte l’itinéraire de Sebastiao Salgado, l’un des meilleurs photographes de notre temps, qui a vécu tous les conflits du monde, s’est lancé dans des reportages au long cours, sur plusieurs années, pour aller chercher la profondeur de l’humain sous les strates de l’anecdote.

Grâce à un dispositif visuel très intelligent, qui permet de superposer à ses propres clichés le visage de Salgado parlant, c’est toute la vie du photographe qui nous est contée. Il ne s’agit pas seulement d’évoquer  la vie personnelle du photographe, mais de raconter son rapport au monde, sa relation aux sujets qu’il photographie pour en faire les témoins d’une réalité donnée. Le Sel de la terre est le fruit de deux trajectoires qui se rencontrent : Wenders et Salgado sont liés par un même appétit du monde, une curiosité à toute épreuve, une soif de raconter.

Bien entendu, le film bénéficie de la force esthétique des photos de Sebastiao Salgado, mais il va plus loin : grâce à une narration épurée, une voix off discrète et un montage au cordeau, Wenders parvient à faire surgir l’émotion sans aller la chercher, avec la discrétion et l’élégance qu’il met à s’effacer derrière son sujet, comme Salgado lui-même derrière les hommes et les femmes qu’il photographie. Plus qu’un documentaire, Le Sel de la terre est une leçon d’éthique journalistique, une leçon de cinéma, et pour tout dire une leçon de vie. Le film met en valeur le propos d’une intelligence et d’une sensibilité rares de Salgado, que Wenders ne prolonge pas autrement que par une empathie tout à fait sensible à l’écran.

Le réalisateur allemand s’était déjà illustré dans le genre documentaire, avec Lisbon Story (1994), Buena vista social club (1998) et plus récemment Pina (2011). Il confirme avec Le Sel de la terre que le documentaire est une œuvre, même si celle-ci n’est pas de fiction. Jocelyn Maixent

Standing ovation pour l'équipe du film Le sel de la terre
Standing ovation pour l'équipe du film Le sel de la terre

Voyage en étrangeté

 

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La projection officielle de Xenia de Panos Koutras, en sélection « Un certain regard », a réveillé le festival en proposant une vraie comédie, à la fois légère et grave, très applaudie par une salle comble. Le cinéma grec a toujours frappé fort lorsqu’il est venu sur la Croisette. Ce pourrait bien être à nouveau le cas avec ce voyage initiatique de deux frères en quête d’un salaud de père.

Dany et Odysseas viennent de perdre leur mère, chanteuse oubliée, et se lancent à la recherche du père qui les a abandonnés lorsqu’ils étaient enfants. Voilà de quoi tisser du mélodrame au kilomètre ! Et pourtant, Xenia est une comédie enlevée, souvent émouvante et parfois très drôle. Ce mélange d’émotion et d’humour kitsch très gay friendly pourrait bien faire de Panos Koutras le Pedro Almodovar grec. Le réalisateur est loin d’être un inconnu. Auteur de la fameuse Attaque de la moussaka géante en 1999, film cultissime de l’esthétique kitsch et de l’absurde, Koutras a déjà interrogé l’identité sexuelle avec Strella (2009), et l’identité tout court : qui sont Odysseas et Dany sans père ? Nés en Grèce de mère albanaise, de quelle nationalité sont-ils ?

La définition de soi sert donc de fil rouge à un voyage initiatique d’Athènes à Thessalonique, où les deux garçons feront quelques rencontres savoureuses (mention spéciale à Angelos Papadimitriou dans le rôle de Tassos), unis par leur amour des chansons italiennes des années 60 dont leur mère les a nourris aussi souvent que de biberons.

Koutras a ceci de commun avec Almodovar que sous les traits de la comédie déjantée se disent des choses graves, le plus souvent en musique et en rythme, grâce à scénario qui ménage peu de pauses au spectateur. Sur l’arrière-fond de la fresque, on trouve la montée de l’extrême-droite grecque, la paupérisation d’Athènes, et l’état d’abandon du pays, dont une très belle séquence donne toute la mesure : Xenia, qui donne son titre au film, est un hôtel abandonné où les deux frères passent une nuit, vestige inquiétant d’un  passé radieux où le tourisme faisait vivre le pays.

« Xenos », c’est aussi l’étranger en grec, cet étranger qu’Odysseas et Dany vont chercher, cet étranger qui est en eux et qui se révèlera tout au long du chemin. « Xenia », c’est l’étrangeté, comme celle de ce film déjanté au ton tout à fait unique. Jocelyn Maixent

L'équipe de Xénia - De G à D : Nikos Gelia, Kostas Nikouli, Romanna Lobach, ? , Aggelos Papadimitriou
L'équipe de Xénia - De G à D : Nikos Gelia, Kostas Nikouli, Romanna Lobach, ? et Aggelos Papadimitriou

Cannes, tu nous fais tourner la tête !

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Alors que le festival (qui nous est rabâché tous les jours par les médias) a débuté il y a cinq jours, nous autres chanceux de Paris 8, attendons patiemment notre tour (notre accréditation n’est valide qu’à partir du 21). Patiemment ? Bon d’accord on trépigne ! A chaque évocation du festival de Cannes je meurs d’envie d’accélérer le temps : moi aussi je veux y aller ; « Ah ! Dans quelques jours j’y suis ! » Patience ! Patience ! Alors pour s’occuper on fait le décompte : plus que cinq jours, plus que quatre… Dieu que c’est long. Plus les jours se rapprochent plus je n’ai que cela en tête, j’en rêve même la nuit… Cette nuit par exemple, après avoir assisté à la première de Saint-Laurent, j’ai interviewé Gaspard Ulliel et Jeremie Renier, puis j’ai discuté de la pluie et du beau temps avec Jennifer Lawrence. Bon, pour la partie du rêve qui est d’assister à la première du film, je peux faire une croix dessus étant donné que c’était samedi, mais pour le reste je peux toujours espérer !

Plus que deux jours ! Il serait peut être temps de faire sa valise… Qu’est ce que j’emmène ? Hum… des robes ! Ok, bon mais après ? Heu un chapeau ? Bon si tu veux ! Puis le reste, short, tee-shirt, maquillage, chaussures… Heu… Maman ? Je peux prendre quelle valise ? « Prends celles qui servent de bagage à main. » Ah… Ma mère et moi n’avons apparemment pas la même conception du festival de Cannes : « Mais maman, j’ai au moins trois paires de chaussures dont deux d’entre elles sont des talons, plus mes robes de soirées (trois au minimum), sans compter ma trousse de toilette et tout le reste ! » « Ah… ». Bon, je vais devoir revoir mes critères de sélection !

Attention cependant mademoiselle tête en l’air à bien prendre tes billets de train, avec toute cette excitation tu serais bien capable de les oublier…

J’ai hâte, j’ai hâte, j’ai hâte !

A très vite sur la croisette !

Audrey

La course au réel

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Au Marché du film, on prend le pouls de la production mondiale. Tous les ans, les allées du Marché bruissent des projets en cours, et la tendance depuis quelques années est de sauter sur les sujets d’actualité chaude pour en faire des œuvres de fiction. Ainsi, dès le Marché du film 2012, on apprenait la mise en chantier d’un film sur l’affaire DSK… ce sera Welcome to New York d’Abel Ferrara, présenté cette année en avant-première au Festival.

Cet appétit de la fiction pour avaler le fait d’actualité semble s’accélérer. Cette année au Marché, le projet dont tout le monde parle est The Vanishing Act, déjà mis en production, qui racontera (on ne sait comment puisque l’enquête est loin d’être terminée) la disparition du Boeing de la Malaysian Airlines à la mi-mars. Deux mois pour passer d’une réalité encore non élucidée à la fiction, c’est un record. Jocelyn Maixent

Smartphone cinéma

 

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Ce n’est pas un bon film qui fait l’événement de la sélection « Un certain regard » ce 18 mai, mais une œuvre assez médiocre, Hermosa juventud (La belle jeunesse), de l’espagnol Jaime Rosales. Habitué à filmer l’échec à l’aide d’une esthétique de l’ennui qui atteint assez efficacement son but il faut bien le dire, Rosales s’attache ici à un jeune couple aux maigres ressources dans une Espagne en crise. Ambiance.

Sans perspectives, sans formation et sans travail, Natalia et Carlos ont 22 et 23 ans. Dans une Madrid triste à mourir (à croire que le soleil a à tout jamais déserté l’Espagne), les deux amoureux ne parviennent pas à s’en sortir, en vivotant chez leurs parents et en gagnant quelques euros sur les chantiers. Lorsque Natalia apprend qu’elle est enceinte, c’est une déflagration : l’arrivée du bébé risque de précipiter la chute du couple.

On se prend à rêver de ce qu’un cinéaste un peu formaliste, un peu brillant, aurait pu faire de cette atmosphère de loose intégrale, métaphore d’une jeunesse européenne qui subit la crise depuis 2008. Ce rêve, hélas, ne devient pas réalité : la réalisation est assez plate, les plans peu inventifs et souvent trop longs. Bref, pas grand chose à se mettre sous la dent.

La bande-annonce de Hermosa Juventud (Jaime Rosales)

En espagnol sous-titrée en anglais

Pourtant, deux séquences retiennent l’attention et sortent le spectateur à bout de force de sa léthargie. Deux séquences où l’écran de cinéma épouse les contours de celui d’un smartphone. Rien que pour ces deux moments, Hermosa juventud mérite l’intérêt : Rosales utilise très intelligemment les ressources de l’outil pour créer des rapprochements, des effets de sens, pour enjamber des ellipses et faire bifurquer son récit avec un art du raccourci extrêmement efficace. Ainsi, la naissance et les premiers mois de l’enfant sont racontés à travers un entremêlement de photos et de messages échangés ; ainsi, le séjour de Natalia en Allemagne, et la fin de ses illusions nous sont montrés de la même manière, légère, rapide et fine.

Cet îlot de réussite dans un film par ailleurs assez moyen fait question. Si l’œuvre nous paraît à ce point ennuyeuse alors que ces deux séquences déclenchent l’enthousiasme, est-ce l’indice d’un changement irréversible de notre propre regard ? Notre regard contemporain est-il désormais en phase avec l’impératif de vitesse et l’information multimodale incarnés par les smartphones, au point de ringardiser à ce point une narration classique ? On en vient à craindre que, sans le savoir peut-être, Rosales se soit tiré une balle dans le pied. Car réussir à ce point ces deux séquences, ce n’est peut-être pas une bonne nouvelle pour le cinéma. C’est en tout cas une sacrée remise en question de ses modes de narration. Jocelyn Maixent

L’amour sans le faire

 

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Avez-vous déjà vu un film de Djinn Carrénard ? Très remarqué il y a trois ans avec Donoma, présenté par tous comme « le film le moins cher du cinéma », le réalisateur franco-haïtien est sélectionné à la Semaine de la Critique, avec FLA – Faire l’amour, un triangle amoureux convulsif filmé avec un appareil photo numérique et une caméra gopro. Et si le cinéma des marges réinventait le cinéma ? Pas sûr…

Faire l’amour pendant 2h45, tout un programme. N’allez pourtant pas chercher de kamasutra dans le film de Djinn Carrénard : l’amour se dit, se crie, se fait et se défait, mais le montrer n’est pas l’affaire du réalisateur. Laure, jeune femme à fleur de peau (jouée par une Laurette Lalande qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Valérie Donzelli), rencontre Oussmane, un coup d’un soir qui, ivre de vie, de rage et d’alcool, lui fait un enfant. Rappeur très fier de se dire « artiste » sans avoir jamais écrit que quelques vers de mirliton sur son téléphone portable, ce looser professionnel cache évidemment un secret qui expliquera en grande partie les déchirements nombreux qui émailleront le film.

Mais ce qui intéresse Carrénard, on le sent, c’est la forme. Fidèle à son concept de « cinéma guérilla », qui ressemble assez furieusement au Dogme danois d’il y a vingt ans, qui lui-même ressemblait à son aînée la Nouvelle vague, le réalisateur est vraiment dans la posture et se regarde filmer, avec des tics visuels extrêmement agaçants à la longue : les effets de surcadrage permanents, le bougé de caméra à en donner le tournis, les effets de point quasi constants. On sent bien qu’il faut épater le bourgeois et « faire convulsif ». La forme se justifierait si ce que Carrénard a à dire suivait. Mais le propos est assez ténu tant il est noyé dans un flot permanent de paroles et de violence verbale. Tout le monde gueule sur tout le monde dans Faire l’amour (quel paradoxe !) ce qui, à l’échelle de 2h45, devient vite aussi fatigant qu’un numéro « spécial couple » de Confessions intimes. Il y a évidemment quelques instants suspendus, gracieux, souvent dans les moments où les moulins à parole s’arrêtent pour laisser passer le vent vrai des sentiments. Le langage image suffit alors souvent à dire l’essentiel. Un essentiel hélas difficilement perceptible dans l’océan du trop. Jocelyn Maixent

En attendant la bande-annonce de FLA – Faire l’amour, voici un extrait de la séquence « La mer »

 

Le triomphe du girlie film ?

 

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Coïncidence des sélections, deux films de filles, avec essentiellement des filles au casting, se disputaient l’affiche de ce 17 mai. En séance spéciale à la Semaine de la critique (1), l’actrice et désormais réalisatrice Mélanie Laurent présentait Respire, un film maîtrisé, très applaudi lors de la projection officielle, sur l’influence complexe d’une adolescente tourmentée sur une autre, tandis que Céline Sciamma, à qui l’on devait l’excellent Naissance des Pieuvres, déjà présenté à Cannes en 2007, investissait la Quinzaine des réalisateurs avec Bande de filles. Deux visions a priori opposées de la féminité, quoique.

Ne sois pas trompé par le titre de ce texte, lecteur : ces deux films n’ont rien de « girlie » si l’on entend par là le goût acidulé du rose bonbon. Car chez Laurent comme chez Sciamma, l’adolescence féminine est sombre, elle flirte avec le danger et la mort, et ces deux romans initiatiques reposent tous deux sur l’apprentissage des rapports de force, individuels, pervers et vénéneux dans Respire, collectifs, sociaux et sexués dans Bande de filles.

Le décor des deux intrigues n’a rien à voir : tandis que Respire se déroule dans une ville moyenne du sud-ouest, Bande de filles a les deux pieds dans le 9-3. Le propos de Mélanie Laurent n’a rien de sociologique : l’échelle choisie est celle du drame psychologique, qui donne lieu à de très belles séquences portées par les deux jeunes actrices, prometteuses. Même si quelques clichés et quelques scènes attendues ne sont pas évitées (le première demi-heure du film, notamment, donne une sensation de déjà-vu), le récit prend son envol à mesure que la relation entre les deux adolescentes devient plus complexe et plus dangereuse. Céline Sciamma, elle, ancre son récit dans un contexte social qui rend le « phénomène de bande » d’autant plus intéressant. On y suit Marième, une jeune fille de 16 ans discrète et bien élevée, qui va rejoindre un groupe de filles pour résister à la violence de son environnement : les garçons d’abord (de ce point de vue, la scène d’ouverture est magistrale), puis la structure de la famille, enfin la structure de la société. Cette dernière, semble nous dire Sciamma, produit elle-même ces formes de violence auxquelles l’individu seul ne peut résister.

Curieusement, l’itinéraire de Charlie (Respire) et de Marième (Bande de filles) est un aller simple qui va du collectif à l’individuel, comme si la construction de soi passait d’abord par les coups encaissés et rendus, et par l’expérience de l’autre comme danger. De factures au demeurant très différentes, ces deux bons films sans concession se rejoignent autour d’un diagnostic sombre sur la difficulté d’être soi. Jocelyn Maixent

 

(1) Nous avons eu le plaisir de découvrir Respire en séance officielle, avec toute l’équipe du film. Moment particulièrement émouvant lorsque Mélanie Laurent ne peut retenir ses larmes pendant les dix minutes d’applaudissements à la fin du film. Moments uniques offerts par le festival, les projections officielles permettent ainsi la communion entre un auteur, des acteurs, les critiques et le public.

La bande-annonce de Bande de filles (Céline Sciamma)

La bande-annonce de Respire (Mélanie Laurent)