Le mythe du homard

The Lobster Affiche

Lors de la conférence de presse présentant la sélection 2015, Thierry Frémaux rangea The Lobster parmi « les films dont on ne comprend pas tout ». Après avoir remporté le prix Un certain regard en 2009 pour Canine, incroyable huis-clos surréaliste où un père retenait ses filles en otage pour les protéger du monde extérieur, le cinéaste grec Yorgos Lanthimos revient sur la Croisette avec un film tranchant, l’un des plus originaux que le cinéma contemporain nous a donnés ces dernières années.

The Lobster - Festival de Cannes - Clap8

« Je n’ai jamais vu un film pareil ». Tel est le diagnostic de la plupart des spectateurs sortant de la projection de The Lobster, en compétition officielle. Cette phrase, c’est la victoire de Yorgos Lanthimos, capable de produire en effet du jamais vu dans un paysage cinématographique tenté par le ressassement, ou l’application de recettes aussi efficaces qu’éculées. Mais le homard à la sauce Lanthimos se cuisine sans recette. Voilà un film qui défie les codes du cinéma en imposant avec vigueur, et avec une liberté rare, un cinéma qui dit le monde en perdant pourtant de vue le « réel ». Fidèle au précepte d’Oscar Wilde pour qui « l’art est un mensonge qui dit la vérité », Lanthimos livre une fable d’anticipation, une contre-utopie parfaitement invraisemblable mais qui dit tant sur les rapports sociaux et le monde que l’humanité se prépare.

Barré ? Le scénario, qui paraîtrait presque écrit sous l’emprise de substances illicites, l’est à coup sûr. Dans le monde de The Lobster, deux modèles se font la guerre. D’un côté, une société urbaine digne d’un cauchemar orwellien promeut le couple, et promet à quiconque y déroge une cure dans un hôtel cossu, où le célibataire devra trouver ou retrouver l’âme sœur, en 45 jours chrono, sous peine d’être transformé en l’animal de son choix. David (Colin Farrell), embarqué à la suite de la mort de sa femme, choisira le homard. De l’autre côté, dans une forêt sans âge ni géographie, vivent les célibataires, ceux qui sortent de la règle imposée du couple et construisent, de façon tout aussi folle et dictatoriale, un modèle de société où l’individu triomphe, jusque dans l’interdiction du flirt, les danses solitaires casque sur la tête et l’absence de relations amoureuses.

The Lobster - Festival de Cannes - Clap8

On l’aura compris, The Lobster est une parabole.  Car sous couvert de récit imaginaire, c’est bien la dictature de nos modèles sociaux qui se lit entre les images. L’ordre bourgeois établi, qui a besoin du couple et de la famille pour organiser sa survie, contre l’ordre de l’individu, qui promeut la solitude en tout pour se protéger à tout prix de l’autre. De ces deux modèles, Yorgos Lanthimos propose une satire incroyablement puissante, souvent drôle, avec une audace formelle peu commune. Tourné en Irlande, le film joue d’une palette de couleurs froides pour glacer la satire, pour refroidir le rire. Chez Lanthimos, le homard se présente en sorbet. Les effets d’ironie, nombreux, deviennent très vite glaçants, tant certains comportements des personnages, totalement fous, deviennent soudain vraisemblables, presque familiers. Alors, l’inquiétude se glisse dans l’humour, et le « réel » refait surface sous la dystopie. Et si, finalement, cette histoire incroyable ne parlait que de nous ? Du monde que nous nous préparons à force de technicisme, de choix de partenaires d’après critères plus ou moins recevables ? Et si, de ce monde, l’humanité soudain s’échappait, pour ne laisser que les animaux que nous sommes se dévorer entre eux ?

The Lobster Affiche

The Lobster est une très grande réussite qui doit figurer au palmarès du festival. Parce que Lanthimos ose, tout simplement, ce que personne n’avait osé avant lui. Son film, en ce sens, fait avancer le cinéma et l’emmène vers des contrées inexplorées. C’était déjà le cas de Canine, en 2009, qui avait ce goût de jamais vu. Mais avec The Lobster, le réalisateur passe la vitesse supérieure, avec un casting américain (Colin Farrell, Rachel Weisz) qui devrait donner à ses visions, à sa folie, une plus large audience. Internationalisé, le propos de Yorgos Lanthimos reste profondément grec, car il livre une mythologie moderne qui révèle à nous-mêmes ce que révélèrent à l’humanité les mythologies antiques. Angoissant car prophétique peut-être, The lobster reste en tête et hante le spectateur. Les Erynies d’aujourd’hui s’appellent homard.

Jocelyn Maixent