Chaque festival de Cannes a sa « séquence émotion » : le film qui, parfois par son sujet, parfois par le traitement de celui-ci, va créer une bouffée d’émotion collective qui se répand sur la Croisette, créant un bouche-à-oreille flatteur. Cette année, c’est Mia madre, de Nanni Moretti, qui offre aux festivaliers de quoi émouvoir leur sensibilité.
Très belle œuvre sur l’agonie d’une mère, Mia madre rompt avec la plupart des codes du cinéma de Moretti, notamment avec son ironie souvent douce-amère, pour écrire, au premier degré presque, une ode à toutes les mères. Nanni, cette fois, contrairement à Caro diario qui avait été distingué à Cannes en 1994, n’est pas le personnage principal du scénario, mais campe le frère de Margherita, fille de sa mère. Cette mise à distance, sans doute nécessaire pour éviter l’impudeur d’une autobiographie trop directe, ne trompe personne : Margherita est cinéaste, en plein tournage… la mise en abyme est assez transparente.
Mia madre doit sa réussite à deux idées excellentes de Moretti : choisir la retenue de l’émotion d’abord. Il évite soigneusement de tomber et dans le pathos larmoyant, et dans les représentations souvent sordides, tire-larmes, des soins palliatifs. L’agonie de la mère est une agonie douce, sans autre souffrance que l’angoisse de la disparition. C’est le néant de la mort, le scandale du vide, qui intéressent Moretti. L’absence radicale du mort, cette béance de l’appartement que le cinéaste filme à l’occasion d’un très beau plan dans un couloir plein de cartons. Que reste-t-il de cette femme aimée, admirée ? Le film, pour répondre, oscille entre le vide des espaces et la matérialité des souvenirs, des objets, de ces choses que l’on range et qui fixent les souvenirs de la disparue. Cette dialectique du vide et du plein est l’une des plus belles réussites formelles du film.
L’autre bonne idée de Moretti consiste à séparer les deux composantes de la traditionnelle tonalité douce-amère qui fait sa marque de fabrique. L’aspect comique, décalé, est bien présent dans Mia madre, mais il est déplacé. Ce n’est pas dans l’intrigue principale qu’on le retrouve, mais dans l’intrigue secondaire, autour de Barry Huggins, acteur raté campé par un John Turturro en très grande forme (un prix d’interprétation pourrait se justifier). L’histoire du tournage du film de Margherita permet ainsi de passer des larmes au sourire, puis au rire, tant sont drôles les séquences où apparaît le comédien. Certaines scènes, notamment celle de la discussion en voiture, sont hilarantes. Dès lors, Moretti vient chercher le spectateur par la comédie. Si jamais, par pudeur excessive, le spectateur ne se laissait pas aller à l’émotion de l’intrigue principale, il flanchera et se laissera aller au rire dans les scènes de comédie. Ainsi, quand on revient à la gravité, le spectateur se surprend à se trouver vulnérable, compatissant. Il est embarqué.
Ce jeu scénaristique fait de Mia madre un travail d’orfèvre, d’une très grande finesse psychologique et affective. La marque d’un auteur de génie, mais aussi d’un réalisateur qui connaît si bien son spectateur qu’il le prend par la main pour l’emmener où il veut. Grâce à cette captation de l’émotion, Mia madre atteint un propos universel, et chacun reconnaît, dans cette mère qui s’éteint, un peu de la sienne. Le film de Moretti, dont on peut parier qu’il figurera au palmarès, s’offre ainsi comme une lettre aimante, douce, drôle et attentive. Celle que chaque spectateur pourrait ouvrir par « cara madre, ». Car à cette mère-là, on a toujours deux ou trois choses à dire.
Jocelyn Maixent