Les Intranquilles de Joachim Lafosse : déchirant chant d’amour

La compétition officielle du 74ème Festival de Cannes s’est achevée vendredi 16 juillet avec un film d’une psychologie rare. Les Intranquilles, du belge Joachim Lafosse (Nue-Propriété, L’économie du couple, Continuer…) fut un véritable instant de grâce et une merveilleuse manière de conclure la compétition.

La surprise est d’autant plus grande lorsque l’on ne se laisse pas tenter par l’idée d’aller parcourir le synopsis : en arrivant l’esprit totalement vierge de tout a priori, le film de Joachim Lafosse devient alors une œuvre encore plus singulière dans son propos, preuve de sa grande qualité d’écriture. Véritable chant d’amour à la réalisation quasiment naturaliste, Les Intranquilles sonde l’équilibre fragile d’un couple, cœur du cinéma de Joachim Lafosse. Une délicate et viscérale descente aux enfers du quotidien : celui d’une épouse, Leïla et d’un enfant, Amine, qui doivent composer avec la bipolarité de leur peintre de père et mari, Damien.

Les bains de soleils, les jeux sur la plage et les baignades qui ouvrent le film ne peuvent pas nous laisser présager le mal qui ronge cette famille, en apparence si unie. C’est à partir de cet arc narratif si simple que le film tire pourtant toute sa puissance symbolique. Damien est un père au prime abord hyperactif, préférant rentrer à la nage et laisser son très jeune fils rentrer seul leur bateau vers le rivage. Cet amusement est subrepticement détrôné par un sentiment beaucoup plus profond, plus déchirant : Damien répare un vélomoteur à deux heures du matin, prépare un véritable festin, enchaîne les longueurs de piscine, tandis que Leïla, sa femme, le supplie d’aller se reposer. Le couple devient subitement dysfonctionnel, fragile, menacé par le comportement erratique de Damien, pris d’une véritable fièvre créatrice, soudainement décidé à passer nuit et jour dans son atelier, en vue de la préparation de sa prochaine exposition.

 

Les Intranquilles de Joachim Lafosse

 

Joachim Lafosse filme la douleur d’une famille et de celle d’un homme aux prises avec ses troubles psychotiques et bipolaires. Les Intranquilles est porté par l’incroyable composition de Damien Bonnard, impressionnant d’engagement dans ce rôle douloureux. Quasiment habité dans son jeu, ses crises bipolaire sont filmées dans une frénésie rarement vue ces dernières années au cinéma. Dans ses passages maniaques qui mettent en danger son fils, ses phases dépressives, Damien Bonnard est désarmant de sincérité. Comment ne pas évoquer face à lui, l’instinctive Leïla Bekthi, désarmante d’impuissance dans le rôle d’une femme, intranquille et terrifiée par les psychoses de son mari. Impossible pour elle de compter sur qui que ce soit si ce n’est elle-même. Lafosse instaure une intension quasiment insoutenable, parvenant à nous faire basculer dans la position expectative de Leïla : comment prévoir la prochaine crise de Damien ? A quoi s’attendre ? Un basculement subtil qui est une des plus grandes forces du film. Le couple est exploré dans toutes ses facettes via l’autopsie d’évènements quotidiens glaçants aux yeux de Leïla, qui la pousse à la fabrication d’une image qui n’est pas la sienne, se négligeant, préférant offrir toute son attention à son mari. Lafosse semble presque rejeter la forme cinématographique et sa complexité, les recherches et les expérimentations qu’elle peut parfois demander. Les Intranquilles est un film direct et parfois si frontal qu’il semble impossible pour son réalisateur de passer sous silence les moindres éléments de la vie intime du couple. Tout est passé au crible avec force : des scènes de la vie conjugale, nous passons à un thriller psychologique d’une intensité rare.

En filigrane, le propos des Intranquilles fait fortement écho à l’actualité de cette dernière année : les personnages ne voient et ne prennent en compte que le diagnostic lié à la bipolarité de Damien. De la même manière, il semble que nous ayons toutes et tous vécu la même chose depuis un an et demi : nous avons uniquement vécu dans la peur du virus, et non au travers d’autres choses, pourtant toujours présentes. Les personnages portent par ailleurs des masques : Joachim Lafosse (au même titre que les frères Larrieu avec Tralala aussi présenté à Cannes) fait le choix d’irrémédiablement ancrer son film dans une époque datée et immédiatement reconnaissable.

Une analyse chirurgicale des rouages de la maladie et de leurs effets sur les aidants, sur les aimants.

Les Intranquilles, distribué par Les Films du Losange, sortira en salles le 6 octobre 2021.