Godard, façon puzzle

Jean-Luc Godard détesterait sans doute ce titre, tant tout le sépare du dialoguiste des Tontons flingueurs. Avec son dernier film, le moins que l’on puisse dire est que l’écart se creuse. Pape de la Nouvelle vague, attaché à l’histoire du Festival de Cannes dont il contribua à fusiller l’édition 68 et dont un photogramme de Pierrot le fou fournit aujourd’hui la sublime affiche, Godard présente en compétition Le livre d’image, un dernier opus crépusculaire, lucide et quasi testamentaire.

Alors que Film socialisme, présenté en 2010, nous avait laissé perplexes, Godard est ici à son meilleur. Evidemment, Le livre d’image ne fera pas un grand succès en salles, mais qu’importe : l’histoire du cinéma emprunte d’autres chemins. Car le film présente la quintessence de la dernière période du cinéma de Godard (on est loin de « Tu les aimes mes fesses ? »), un cinéma abondamment réflexif, méditatif, philosophique, réfléchissant au plus juste sur les rapports entre l’image et ce qu’elle représente. Car non, le titre n’est pas une faute d’orthographe : « image » est bien au singulier, comme pour signifier qu’il s’agit de réfléchir à l’image en général, en tant que matériau, objet, dispositif, et non « aux images ». Dans ce film court (1h20), ciselé, incroyablement discontinu, Godard livre en plusieurs chapitres quelques leçons essentielles sur ce que l’image dit des hommes, d’une civilisation qui s’éteint, d’une Europe qui meurt (on pense parfois à la chanson « L’Europe » de Noir désir).

Le livre d’image est extrêmement sombre, dont le cœur du propos tourne autour de la violence, de la violence perpétrée et de la violence montrée. C’est au spectateur d’assembler les pièces disséminées du puzzle, de faire le rapport entre les extraits de films de cinéma et les vidéos de Daesh. Dans ce grand fourre-tout qui échappe pourtant au bordel, Godard dresse le portrait de notre culture visuelle devenue totalement protéiforme, mélangeant pour décrire les comportements humains les archives, le cinéma, la télévision, les images de téléphone mobile. Le livre d’image est un collage, un film difficile car il mobilise sans cesse l’intelligence et la vigilance du spectateur, en interrogeant la façon dont se fabrique sa mémoire visuelle, passant sans cesse de la réalité à l’imaginaire. Un peu comme les collages surréalistes de Tzara, le film laissera dubitatifs ceux qui résisteront à se laisser embarquer.

Comment fixer la forme d’un tel ovni ? En ne la fixant pas, justement. « Ceci est un film », c’est notre seule certitude. Un objet à mi-chemin entre le cinéma et l’art contemporain, une sorte d’essai filmique dont l’atomisation formelle répond à coup sûr à l’atomisation du monde dont elle est le signe. A la fin du parcours, Godard convoque Brecht dont il cite une réflexion sur le fragment : pour le dramaturge, le fragment était ce qui se rapproche le plus du geste de la création. S’essayer à la forme brève, au collage, à la discontinuité, c’est faire de la pensée et de l’image des explosantes fixes. Ironie de l’histoire : Le livre d’image est projeté à Cannes le jour où s’éteint Gérard Genette, figure indépassable de la narratologie. A sa manière, Godard lui fait un clin d’œil.

La rédaction