Un été 80

Leto

Chronique d’un groupe de rock underground dans la Russie des années Brejnev, Leto de Kirill Serebrennikov, dont on avait aimé Le disciple il y a deux ans, est la première vraie réussite de la cuvée 2018. Sans jamais tomber dans le clip facile, cette histoire plus complexe qu’elle en a l’air, qui mêle destins collectifs et parcours individuels, magnifie ce qu’elle représente, à savoir l’énergie folle d’une jeunesse muselée.

 

Leto
Image du film Leto, sélection officielle du 71e Festival de Cannes.

Le film s’ouvre par un magistral plan-séquence. Dès la deuxième minute, le spectateur se dit qu’il a affaire à un cinéaste qui sait tenir sa caméra. Les mouvements sont d’une fluidité scorsesienne, le noir et blanc profond donne à cet underground enfumé des allures expressionnistes. Nous allons assister à un « film d’ambiance ». Car c’est tout un univers que convoque Serebrennikov : le rock, le punk, la liberté, oui la liberté surtout, dans ce club où officient les musiciens de l’ex-Leningrad après avoir passé les étapes peu souriantes de la censure. L’arrière-plan de la dernière décennie d’un communisme russe mourant est superbement peint : pour faire tomber les icônes, pas besoin de déboulonner les statues de Lénine. Ce sont les transes de la scène, la puissance des textes, la folie de l’être artiste, autrement l’esprit rock, qui se chargent de tout balayer. Au premier plan, trois personnages : deux chanteurs, Mike et Viktor, et Natasha, une femme au charme fou hésitant entre le talent de l’un et le cœur de l’autre. Une sorte de Jules et Jim à la russe et sous LSD.

On pourrait reprocher quelques longueurs au film de Serebrennikov, qui aurait pu s’alléger d’un petit quart d’heure. Mais un quart d’heure de trop chez un grand cinéaste, c’est toujours mieux qu’un énième film inutile de Danyboon. Serebrennikov joue, interrompt son récit, revient en arrière puis repart, épousant lui-même le rythme de la musique rock avec un talent qui saute aux yeux. Il joue avec le spectateur, convoqué plusieurs fois à quelques scènes irréelles que referme un personnage sombre qui lui indique que non, ça ne s’est pas passé comme ça. Cette alternance entre scènes réalistes, ancrées dans l’histoire des années 80, et scènes fantasmées, c’est peut-être au fond l’essentiel du discours de Serebrennikov : c’est quoi, un artiste ? C’est justement celui qui navigue avec aisance entre réalité et fiction, ne sachant plus vraiment ce qui relève de l’une ou de l’autre. Cette confusion, c’est la liberté même de la création.

Très bien reçu par le public qui l’a longuement applaudi, Leto est un film singulier, dont on regrettera amèrement le traitement par la presse. Lors de la conférence de presse, il ne fut question QUE de l’assignation à résidence du metteur en scène, absent de Cannes car trop peu poutinien. Quelle que soit la gravité de ce scandale, il est un peu dommage qu’elle cache le plus important : la beauté du film, et le talent du cinéaste. Serebrennikov n’est pas plus génial parce qu’il est entravé. Il est génial avant tout parce qu’il nous offre un grand film.

Alors que, dans un judicieux dispositif de film dans le film, un cinéaste capture le charme de Natasha, qui proteste car elle déteste être filmée, il précise : « c’est pour la beauté ». Tout est dit, en quelques mots. Car la beauté, cet Été-là n’en manque pas.

 

Leto
Image du film Leto, sélection officielle du 71e Festival de Cannes.

La rédaction