Vivre ou survivre

Adèle Exarchopoulos - Les Anarchistes - Festival de Cannes 2015

Les Anarchistes - Elie Wajeman - Blog Clap8

La Semaine de la critique a choisi d’ouvrir sa sélection jeudi 14 mai par un film… relativement académique ! Dans cette section du festival se donnant mission de respirer l’air frais du cinéma, on s’étonne de ce choix, qui présente une contradiction indépassable : comment Elie Wajeman, avec Les Anarchistes, réussit-il à faire un film lisse en racontant une histoire d’anarchistes brûlés par leurs engagements et leurs amours passionnés ?

C’est l’histoire d’un infiltré (Tahar Rahim, plutôt convaincant) qui, lié à la police par un marché faustien (Cédric Kahn est excellent dans le rôle de Méphistophélès), doit infiltrer un groupe d’anarchistes au tournant du 20e siècle. La date de 1899 n’est évidemment pas choisie au hasard : suivant le basculement d’un monde à l’autre, d’un siècle à l’autre, le scénario ne tombe heureusement pas dans la symbolique facile et va déployer un scénario aussi fin que complexe. Car au destin collectif va se mêler l’histoire individuelle, à l’engagement politique vont se confronter les affres de l’amour avec un grand A. L’idée centrale du film, mêler l’incandescence des idées à celle de la passion, est excellente, elle a déjà donné quantité de chefs d’œuvre à la littérature mondiale.

D’où vient, dès lors, cette sensation, si ce n’est de ratage, du moins de semi-réussite ? Sensation que l’auteur de ces lignes n’a pas été seul à éprouver, au vu des applaudissements plutôt timides de fin de projection, malgré la présence de la quasi totalité de l’équipe. Le film doit beaucoup à ses acteurs, dont la plupart sont excellents. Il s’ouvre sur une scène magnifique, un monologue de Judith (Adèle Exarchopoulos) aussi intrigant que bouleversant, filmé dans une lumière froide qui rend toute sa grâce au visage de l’actrice. Il est aussi porté par l’étonnant Swann Arlaud, remarquable de justesse dans le rôle du chef de bande mélancolique. Diablement romantique, porté par son casting, le film d’Elie Wajeman avait tout pour dépasser le film en costumes un peu poussiéreux.

Adèle Exarchopoulos - Les Anarchistes - Festival de Cannes 2015

Hélas, c’est justement du côté de la mise en scène qu’il faut chercher le point faible des Anarchistes. Car à aucun moment Wajeman ne prend de risque, ni esthétique, ni narratif. Pourtant, l’histoire avait tout de la brûlante actualité : parfaite incarnation de « l’insurrection qui vient », Les Anarchistes n’allument pourtant qu’une dynamite mouillée où l’on chercherait vainement l’incandescence. Ce film aurait pu porter la problématique de l’échec du politique, de la corruption, de l’absence d’espoirs dans les destins collectifs. Il reste une sage évocation un peu compassée, n’échappant pas au récit linéaire. Esthétiquement, la seule concession de Wajeman à la modernité sera l’insertion de morceaux musicaux des années 80, réinterprétés dans un vague dub tendance totalement déplacé. Comme si le réalisateur n’allait pas au bout de la modernité effectivement explosive de son propos.

https://youtu.be/VMs91rDuP-E

En somme, ces Anarchistes sont tout sauf un film anarchiste. Tout est en ordre, les costumes sont jolis, les casquettes bien vissées sur la tête. Pas de quoi déranger l’establishment cinématographique et médiatique présent dans la salle, venu s’encanailler. Lors d’une scène clé, l’un des personnages principaux pose l’une des grandes questions de l’anarchisme : la vie, dit-il, offre deux choix. Vivre ou survivre. On craint, en sortant de la projection, que Wajeman ait choisi la deuxième option. L’ordre établi peut dormir tranquille.

Jocelyn Maixent