Attribuer la Palme d’or à un film exigeant de 3h16 est en soi une gageure et une marque de courage de la part du jury du 67e Festival de Cannes. C’est l’assurance que cette année, la palme ne sera pas « bankable ». En effet, Winter sleep fait partie de ces œuvres ambitieuses qui ne se donnent pas facilement, qui requièrent du spectateur effort et ténacité mais qui, si le pari est gagné, lui offrent de le transformer. Le film de Nuri Bilge Ceylan (déjà primé à Cannes pour Uzak, Les 3 singes et Il était une fois en Anatolie) raconte l’itinéraire intime, intellectuel et affectif d’un homme qui change. Ce film magistral au cadre impeccable et à la photo d’une beauté à couper le souffle, est avant tout l’œuvre d’un grand styliste.
Le premier plan du film affiche d’emblée sa dimension esthétisante. Un large paysage anatolien, couvert de neige, et à l’avant quelques fumées restant d’un feu éteint. La très grande beauté de cette première image ne fait pas oublier sa dimension symbolique : dans Winter sleep, il sera question de feu et de glace, d’opposition des contraires et de la difficulté de vivre avec autrui. C’est l’histoire d’Aydin, intellectuel brillant, ancien acteur qui préfère se dire comédien et qui, à la faveur d’un héritage, se trouve à la tête d’un hôtel en beau milieu de la Cappadoce. Vivant dans une certaine opulence qui tranche avec le dénuement des populations anatoliennes, Aydin vit avec sa sœur et sa compagne, de vingt ans plus jeune. La vie de ce trio est faite de lectures, de conversations et de quelques bonnes œuvres pour tenter d’améliorer, à petite échelle, le sort des habitants. Aydin a le jugement tranchant, la critique facile et l’assurance du quinqua qui sait faire la part des choses. Partisan d’un islam éclairé, il déplore avec amertume et un brin de cynisme l’évolution de son pays, et pourchasse de ses remarques assassines les petitesses humaines de ses contemporains. Si les références à Shakespeare sont nombreuses dans Winter sleep, c’est peut-être du côté de Molière qu’il faut aller chercher le portrait d’Aydin en misanthrope.
Mais Aydin est un Alceste que les femmes vont, trois heures durant, confronter à ses vérités douloureuses. Ce que raconte le film de Ceylan, c’est avant tout le séisme qui va secouer le trio des personnages alors que l’hiver rude et le repli sur la chaleur des cheminées incitent plutôt au sommeil feutré et au doux ennui des soirées en clair-obscur. Confinés à l’intérieur, les personnages ont tout loisir de parler, de parler d’eux, de faire le bilan de leurs vies et de s’envoyer à la figure quelques constats amers. C’est la sœur d’Aydin qui ouvre le bal, faisant vaciller son identité d’intellectuel engagé peu indulgent avec les autres. Puis c’est au tour de Nihal, la jeune femme, de fustiger l’arrogance d’un mari qui se mêle de tout en la traitant d’enfant. Les scènes de conversation s’enchaînent et déconstruisent les unes après les autres les certitudes d’Aydin, jusqu’à ce que celui-ci n’ait d’autre choix que de quitter provisoirement la scène, pour y revenir transformé, sous les traits d’un homme nouveau dont la dernière séquence du film dessine les contours.
La profondeur philosophique de cet itinéraire n’échappera à personne, car ce qui s’y joue relève de questions essentielles : l’équilibre entre l’estime de soi et la place que l’on fait aux autres, l’engagement et le sens qu’on lui donne, l’argent et ce que l’on en fait, et plus largement encore le rapport de l’individu au monde. C’est pourquoi Winter sleep laisse une trace profonde chez le spectateur qui, longtemps après la projection, reviendra sans doute sur ces questions ouvertes, car lui aussi est invité à se remettre en question.
Comme souvent dans ses films, on sent que Nuri Bilge Ceylan a mis beaucoup de lui-même dans son personnage. Mais ici la relation en miroir entre Aydin et le réalisateur devient assez troublante, car Winter sleep tranche radicalement avec les films antérieurs du cinéaste. Plus attentif aux personnages, moins abstrait et plus ouvert aux autres, Winter sleep semble engager un virage à 180 degrés dans la filmographie de Ceylan, dont toute l’œuvre, jusqu’à Il était une fois en Anatolie, s’est construite sur la conception d’un cinéma peu bavard, méditatif et traversé de grands espaces. Ces derniers, très peu présents dans Winter sleep (sauf dans quelques scènes sublimes, notamment celle de la capture d’une jument dans une rivière), font place à des atmosphères confinées. Le silence des steppes dans Les Climats, ou même les paysages nuageux d’Istanbul dans Uzak, font place à une intrigue qui se joue essentiellement dans la parole, avec des dialogues très écrits, finement ciselés et qui font mouche. En somme, comme Aydin à la fin du parcours, le réalisateur se présente sous les traits d’un homme nouveau qui, au sommet de sa carrière, s’offre le luxe de réinventer son cinéma. Cette remise en question de son propre travail, ce courage de tout remettre à plat, cette audace à rebattre les cartes, tout cela valait, sans aucun doute, une Palme d’or. Jocelyn Maixent